Contre l’égalité et le ringardisme d’un féminisme ancré dans la question de la lutte collective, la pensée nouvelle de la question du genre dans les années 1990, c’est la théorie queer. La pensée queer se situe contre tout essentialisme.
Or, avec la revendication d’égalité qui domine, la critique de l’essentialisme est globalement laissée sur le bord du chemin. Du coup, comme la naturalisation est efficiente et correspond à la pensée « spontanée », si elle n’est pas critiquée et combattue, elle réapparaît inévitablement. Le mouvement gay et lesbien est aussi pris dans ce mouvement général demandant l’égalité dans un monde de dominants et dominés.
Du coup, le queer apparaît comme le renouveau de la critique essentialiste. Il le fait cependant d’une façon toute différente du féminisme des années 1970 en situant les minorités dans une stratégie de critique de la pensée dominante qui contient l’aspiration égalitaire.
Il ne s’agit donc plus de montrer qu’il y a des rapports sociaux et une structure sociale qui contraint les individus pour des raisons matérielles mais de montrer qu’il y a de la dissidence.
Les minorités, sexuelles en particulier, sont donc le terrain d’expérimentation privilégié d’un individu détaché de toute contrainte sociale, individu libre de subvertir, de transgresser, de s’écarter de la norme dominante.
Chacun devient en quelque sorte le petit entrepreneur de son identité, identité mouvante, non entravée par la norme et constituante, du simple fait de son mode d’existence, vu comme quelque chose que l’on pourrait « choisir ».
On n’a donc plus une vision d’un système de rapports sociaux au sein duquel les gens luttent et se débattent, mais la vision d’identités individuelles dont on peut s’affranchir et vis-à-vis desquelles on peut entrer en dissidence et faire sécession.
L’impasse du queer se situe donc dans le fait qu’il ne peut expliquer ce pourquoi les individus « jouent » ces « rôles » de façon aussi convaincante et parfois au péril de leur vie ou de leur intégrité. De la même façon, on n’arrive pas non plus à comprendre pourquoi certains seulement, ultra minoritaires, ont cette capacité de subvertir tandis que les autres ne peuvent qu’être rangés du côté des moutons, des aliénés, des pas libres. Butler et sa métaphore théâtrale montre que la faiblesse du queer est de ne voir dans les questions d’identité qu’une posture, qu’un rôle, du côté du factice, de l’idéologie.
Il s’agirait donc de se construire individuellement d’autres performances sociales en jouant sur la scène du social d’autres rôles.
Le naturalisme qu’on voulait faire sortir par la porte revient donc par la fenêtre : il s’agirait de se défaire de toute identité définie et stable mais alors pour quoi faire ? Ça ne peut qu’être pour retrouver une « essence », une nature : celle de l’individu libre s’affranchissant des normes – idée tout à fait contemporaine historiquement. Ce qu’on peut en déduire, c’est que soit la dissidence est contenue et construite dans et par les rapports sociaux dominants et du coup cette dissidence n’en est pas une, soit on a un individu dont l’identité peut se définir autrement que par des rapports sociaux dans lesquels il est pris, et c’est ça le naturalisme.
Tarona
Extrait d’un texte inédit paru en 2012 dans le numéro spécial « Genres et classes » de la revue « Incendo ».